FLAIRER,GOUTER, REGARDER
OlivierKAEPPELIN
Le fil rouge qui me permit d’« entrer » dans l’oeuvre de Didier Mencoboni fut d’abord le concept de nombre. Non celui d’addition, il n’y avait ni début ni fin. Nous étions à Rome, à la Villa Médicis puis, dans une exposition à Uzès.
Dans l’un comme l’autre cas, dans des salles très hautes de plafond. Il y avait, d’une part, des tableaux de taille moyenne, d’autre part des petits formats numérotés depuis le chiffre arbitraire de zéro, mais que nous pouvions imaginer chiffrés négativement tant il s’agissait d’une suite sans origines, disons… 21, 42, 53,212, 407, 904… etc...
Cet...Etc... était le terme générique, le principe. La peinture existait dans un tableau, mais elle était avant tout, le vecteur de ce postulat d’énumération qui l’extrayait de tout cadre fixe. Ainsi échappait-elle aux normes livrant sa nature de mouvement ininterrompu, au nom d’...Etc…
Ce principe partagé avec des artistes comme Gérard Gasiorowski ou Thomas Noskowski, je le retrouvais, bien des années plus tard, quand Didier Mencoboni utilisa les outils numériques
pour faire vivre cette mobilité, sur un écran, provoquant une attraction optique et hypnotique comme il en est des musiques de Steve Reich, Phill Glass ou, plus encore, Moon Dog, plus proche de son esprit « asystémique » et de son goût de la surprise. Si le peintre se sert de quelques codes et règles c’est pour les déjouer, obliger à douter de leur rationalité, afin de s’assurer de la vitalité des formes et non de la redondance des protocoles.
Dans ces expositions le nombre ne se suffisait pas à lui-même, à saréalité propre, son énoncé.
Ilse confrontait physiquement à l’espace, en prenait possession, en un étoilement qui transformait le lieu par une dynamique vive créé grâce à la somme des tableaux, leurs interrelations, leurs combinatoires et le rythme des écarts entre eux. Ils étaient accrochés soit en position rappelant l’histoire conventionnelle des expositions, soit, au contraire, au ras du sol, dénotant l’architecture ou au plafond, comme les points d’une galaxie picturale « défaisant » cette architecture par leur énonciation, leur déploiement.
En2022, ces éléments constituants et leurs modulations sont toujours présents. Pour Didier Mencoboni la peinture n’est jamais objectivée grâce à sa pensée de l’accrochage. Le tableau ne se résume jamais à lui-même et implique de questionner ou de raviver l’espace qui l’entoure et qui nous englobe, comme il en est chez John Nixon ou David Tremlett, avec qui son oeuvre dialogue.
Cette emprise sur le lieu, provoquée par Didier Mencoboni, n’utilise pas d’installations ou de scénographies sophistiquées. Elle est la résultante de propositions simples qui induisent une réaction à la captation des perceptions et des corps.
Elle est constante ici à l’Espace de l’Art Concret où quand entrés dans la première salle, nous
sommes confrontés à des murs recouverts d’une couleur rouge, fluorescente qui « étourdit», déstabilise les sensations du spectateur.
Cette« couleur-signal », grâce à une commande publique, se retrouvera, par ailleurs, pour les habitants ou les visiteurs de la ville de Mouans-Sartoux, sur une multitude de fragments de papier que chacun peut emporter comme marque-pages, indices de la couleur maintenue, dans la vie de tous. Peut-être seront-ils utilisés dans un livre, sur un cahier ou un vêtement, dans la poche d’un pantalon, souvenirs et traces de la présence de la couleur dans nos existences. Elle appartiendra à la mémoire de promenades urbaines, de dérives imaginaires, d’éblouissements secrets dans le
patrimoine de nos émotions. Gustave Flaubert n’a-t-il pas écrit son roman Salammbô, pour,
essentiellement, faire éprouver la beauté de la couleur jaune.
À Mouans-Sartoux, Didier Mencoboni accentue, par un jeu d’affirmations et d’oppositions la présence de la couleur. Il nous surprend car s’il a déjà « joué » avec les couleurs, Playing with colors était le titre de ses expositions coréennes, il a construit son œuvre sur son « attention » aux lignes, aux figures géométriques et plus encore, au « point » dont il a fait un élément majeur de sa réflexion, ainsi qu’il en est dans ses oeuvres « noir et blanc», confrontées à la lumière du Nord, dans l’aile gauche de l’Espace de l’Art Concret, auxquelles répondent dans l’aile droite, une présence infinie de couleurs.
Sur cette importance du point dans la conception de sa peinture il précise « J’ai en tête que toute peinture commence par un point, un outil qui touche une surface. Rien de plus simple comme geste accessible à toutes et à tous, de tous les âges, de toutes les cultures, une forme originelle. Je pense à la femme, au premier homme qui a « peint ». Ils ont tous deux commencé par un point, la pointe d’un outil touchant une surface. Bien longtemps après, je répète ce geste dans un autre contexte, une autre histoire, avec d’autres intentions… L’une des raisons de la permanence de ce point depuis des millénaires tient à cette simplicité et au fait que durant un millième de seconde tout est possible.»
Un« millième de seconde » que « creuse » ou met en lumière Didier Mencoboni en donnant au point la plus extrême variété de valeurs colorées.
Le point qui a été une inscription essentielle dans son oeuvre est «concept » mais il est, aujourd’hui, traversé par la couleur qui le révèle non plus comme concept mais essentiellement comme« précepte », dans l'acceptation de Gilles Deleuze, qui accroit sa nature ambivalente, énigmatique, « entre le silence et la parole »écrivait Kandinsky dans Point, ligne, plan , plus encore en une poétique de l’instabilité, d’un « va-et-vient », entre un sens et son contraire, entre plein et vide, jeux avec des écarts créateurs de fictions.
Dans cette exposition, tous les éléments constitutifs de l’oeuvre de Didier Mencoboni sont présents: points, lignes, couleurs, « blancs», nombre, répétition, éloignement, variation, air, chute, élévation, accueil, situation, architecture, corps, lumière élaborent des « narrations » dont les sujets principaux sont la création, la relation, l’apparition, en un mot, l’avènement de la vitalité.
C’est ce que j’éprouve dans les passages permanents d’une filiation à une naissance, d’une forme à une autre, dans l’ubiquité affirmée comme caractéristique de l’identité de son oeuvre.
Ces passages nous guident, nous perdent, nous les voyons se déplacer, disparaître, surgir, ou se « suspendre » dans l’attente d’une reprise du mouvement.
Ses tableaux de petit format sont des stations provisoires, composées d’une multitude de points, ils sont un fourmillement de touches rondes créant le sentiment d’une expansion, du fond vers la surface ou d’un dépassement des bords dont les angles sont arrondis pour supposer la liberté, l’énergie d’un «hors-champs ».
Cette liberté est d’autant plus présente que la surface du tableau est discrètement détachée du mur, comme si leur lieu n’était pas celui de la salle, mais l’espace tout entier, celui du bâtiment, bien sûr, mais aussi comme chez Yves Klein, celui du cosmos qui l’enveloppe, cosmos sans contours qui accueille notre présence au monde, c’est-à-dire l’ensemble des trajets qui créent cette présence.
En ce sens, cette peinture dialogue avec la physique quantique où la matière ne se comprend plus divisée, différenciée entre onde et particule, fragmentée par les règles de la méthode expérimentale. Ici, si l’on parle de matière, le point ne s’oppose pas au mouvement. Ici, onde et particule sont de même nature, matière et lumière sont un même événement, un même réel, une même énergie. N’est-ce pas cela que nous éprouvons quand notre regard« touche » la surface de cette peinture. Les extrêmes opposés des tableaux sont tributaires d’une même complexion comme il en est pour la substance dont nous sommes issus.
Dans ses tableaux, la peinture ne cesse de manifester sa nature ondulatoire. Toute statique est congédiée… ainsi l’art, où cette dualité indissociable "onde-particule" , cette transparence.
Elles provoquent une suite de situations qu’il nous offre comme autant de vies de l’espace, autant d’aventures perceptives et mentales, car il s’agit bien d’aventures où… si je laisse mes yeux s’éblouir d’un rouge lumineux ponctué par le vert assourdi, puis filer à grande vitesse le long d’un flux noir et blanc et se bercer dans les voiles des tondos… si mes yeux s’arrêtent dans un rectangle pour en préserver la réminiscence avant de reprendre leur course dans l’espace qui suit… s’ils se tournent de l’intérieur vers l’extérieur reconnaissant le foisonnement de la lumière, s’ils se mettent à danser d’un cercle à une ellipse, à une éclipse…
Si mes yeux entrainent le corps dans une piste géométrique accompagnés d’un frissonnement de l’air, incertain…
s’ils pulvérisent l’espace en millier de vibrations bienfaitrices…
si mes yeux « blanchissent » l’espace afin de pouvoir lever le regard vers un or qui n’est pas celui de l’icône mais d’une surface accidentée par les actes manqués, réparés par des archipels de couleurs où chaque rature devient une source réenchantant l’acte de peindre, l’acte de voir…
Si mes yeux sont « ouverts » par cette intensité…
Si tout cela a lieu, avec méthode mais sans discours…Il s’agit bien d’aventures modifiant le monde pour quiconque les garde en mémoire.
Certains croient voir dans les tableaux des « objets », Didier Mencoboni les détrompe, en induisant qu’il s’agit d’épopées discrètes, expériences légères et entêtantes de la pensée.
L’oeil modifie insensiblement le vivant.
Dans le silence, la peinture est une mission secrète.